Interview de Gabriel Teissier – Via Caritatis : “mettre le bien commun au centre de notre activité”

Pouvez-vous nous présenter Via Caritatis ?

Via Caritatis signifie la voie de la charité en latin. Notre entreprise vinicole est fondée sur l’alliance des moines du Barroux et des vignerons de la région pour sublimer ces terroirs très qualitatifs du Haut Vaucluse et pour produire de grands vins en appellation Ventoux. Le modèle de l’entreprise repose sur une juste rémunération des vignerons partenaires qui contribuent à produire ces vins.

Concrètement, les 60 moines de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux située entre les Dentelles de Montmirail et le Mont Ventoux, ainsi que les 40 moniales bénédictines du couvent voisin, œuvrent au quotidien au travail de la vigne sur leur domaine monastique. En parallèle, les viticulteurs partenaires de Via Caritatis (environ 60 familles) travaillent sur leurs exploitations tout au long de l’année. 

Au moment des vendanges, nous faisons des sélections parcellaires chez les moines, les moniales et chez les vignerons. Chaque sélection parcellaire est vinifiée à part. Puis, comme c’est la tradition dans la vallée du Rhône, les différentes sélections sont assemblées afin de produire les cuvées Via Caritatis. La part des vins produite par les vignerons est alors rachetée au-dessus des prix du marché de façon à rémunérer leur travail au prix juste.

« Via Caritatis signifie la voie de la charité »

Gabriel Teissier

L’histoire du monastère n’est pas anodine non plus … ?

Effectivement, elle est même unique ! Lorsque vous voyez l’architecture de l’abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, vous pouvez penser qu’elle a été construite il y a mille ans, car elle est en pur style roman provençal, comme les grandes abbayes cisterciennes de Sénanque, Silvacane ou le Thoronet. En réalité, elle a été bâtie il y a seulement 40 petites années à l’initiative d’un moine qui voulait revenir à une vie monastique authentique, fondée sur le travail et la prière, mais aussi sur la beauté de la liturgie.

L’édifice en lui-même a de quoi redonner espoir aux jeunes générations qui aiment le beau, parce qu’il témoigne de la possibilité de renouer avec nos traditions, avec la beauté qui est universelle et avec le sens du sacré.

En s’installant au Barroux, les moines ont cherché à vivre du travail de leurs mains, comme cela est recommandé par la règle de Saint Benoît. Ils souhaitaient aussi que leur travail soit enraciné dans la terre et les vertus qu’elle incarne. “La fidélité à la terre sera la gardienne de notre génie et de notre liberté”, disait Gustave Thibon. Aussi, ils se sont mis au travail de la vigne et à force de labeur et de patience, ils ont révélé le potentiel hautement qualitatif de leur terroir. En parallèle, ils étaient témoins des difficultés économiques de leurs voisins vignerons qui n’arrivaient pas à valoriser leurs récoltes en raison des coûts de production très élevés de l’agriculture de montagne et du manque de reconnaissance de l’appellation Ventoux.

Aussi, ont-ils décidé de fonder Via Caritatis en 2016. La création de cette entreprise a eu lieu bien après la construction du monastère. Cette initiative a permis à la communauté monastique du Barroux de s’impliquer dans le développement régional à travers un projet d’utilité publique pour les agriculteurs locaux.

En quoi Via Caritatis est-elle un exemple d’entreprise ?

Notre but est tout simple : mettre le bien commun au centre de notre activité entrepreneuriale. Concrètement, tout le potentiel des moines et des moniales du Barroux : leur connaissance des terres, leur savoir-faire agricole et leur image sont mis au service des agriculteurs avec lesquels nous travaillons au coude-à-coude dans un effort commun de valorisation de la région.

Le modèle de Via Caritatis diffère des entreprises classiques. Bien qu’elle cherche aussi le profit, la réduction des coûts ou l’amélioration des marges, ces objectifs ne sont pas recherchés comme un but en soi. Au contraire, c’est le service du bien commun qui est mis au sommet de la pyramide. Via Caritatis s’inspire d’une leçon fondamentale que nous enseigne l’Évangile : si l’on partage ce que l’on a en commun, on constatera qu’en plus d’avoir œuvré pour le bien commun, nous aurons permis à chacun d’avoir ce qui lui revient et qu’il restera encore, à foison, de ce que nous avons partagé.

Et nos chiffres témoignent de la réussite économique de ce modèle. Par exemple, rien que durant l’année 2023, Via Caritatis a augmenté ses ventes de plus de 20 % malgré un contexte économique en très forte récession. Ce résultat tient évidemment à la qualité des vins, mais également à ce concept qui plaît. L’image monastique a par ailleurs son importance, car les consommateurs considèrent l’implication des moines comme un gage de qualité. Via Caritatis est donc à la croisée des héritages : celui de nos moines, de nos paysans, de nos traditions, de nos savoir-faire et de nos valeurs.

Entre la défense de notre patrimoine vivant et civilisationnel, pensez-vous que le modèle de Via Caritatis permet d’ouvrir la voie à de futurs entrepreneurs en quête de sens ?

Si vous posez cette question à un moine, il vous répondra simplement qu’il se contente d’être moine. Nous ne cherchons pas à agir pour inspirer d’autres initiatives semblables, mais simplement à agir dans le sens qui nous paraît juste. En revanche, ce qui est sûr, c’est qu’en agissant pour le bien commun, nous inspirons aussi les autres.

Je ne sais pas si Via Caritatis ouvrira la voie à d’autres entrepreneurs en quête de sens, mais ce n’est pas impossible. De fait, on entend parler d’initiatives entrepreneuriales au service du bien commun dont certaines articulées autour d’abbayes semblent être inspirées en partie par ce que nous avons construit.

On sait que de plus en plus de personnes veulent trouver un travail qui ait du sens. Le modèle d’entreprise de Via Caritatis en est imprégné. Et je pense que beaucoup de personnes aimeraient s’engager, à leur manière, dans cette voie-là.

Comment avez-vous vécu la crise agricole de 2023 ?

Nous l’avons ressentie comme une souffrance. Via Caritatis est une réponse, parmi tant d’autres, au mal-être que rencontrent bon nombre d’agriculteurs en France. Il faut prendre très au sérieux le cri de détresse exprimé par les agriculteurs à travers ces mouvements de protestation. Ils subissent de plein fouet un empilement de dysfonctionnements qui fait que ceux qui nous nourrissent tous les jours n’ont pas de quoi vivre décemment eux-mêmes !

L’un des problèmes rencontrés par les agriculteurs, et en particulier par les vignerons de notre secteur, c’est qu’ils sont bien souvent contraints de vendre leurs produits à un prix inférieur à leurs coûts de production. En d’autres termes, les prix du marché sont inférieurs aux prix auxquels il faudrait qu’ils puissent vendre leurs produits pour en vivre correctement.

Aussi, en ce qui nous concerne, nous avons inversé le modèle : nous avons commencé par calculer combien devait gagner un vigneron à l’hectare pour rentrer dans ses frais et dégager un revenu correct. C’est sur cette base que nous avons fixé le prix de rachat des vins de façon à garantir aux vignerons un revenu juste. Puis, nous avons calculé les prix de vente des vins en fonction de cela. Bien sûr, nous faisons en sorte que les vins soient largement au niveau qualitatif requis pour le prix auquel ils sont vendus. Et, à la fin, les consommateurs nous disent que nos vins ont un excellent rapport qualité-prix !

Au final, nous arrivons à payer les producteurs au juste prix tout en offrant aux consommateurs des vins d’un excellent rapport qualité-prix comme en attestent les très nombreuses médailles et récompenses reçues.

« Il faut prendre très au sérieux le cri de détresse exprimé par les agriculteurs »

Gabriel Teissier

Comment organisez-vous le travail des moines sous le prisme du modèle d’entreprise ?

Le travail des moines ne s’organise pas de la même façon que dans une entreprise classique. La structure de Via Caritatis est une société commerciale (SAS), mais elle n’intervient pas dans l’organisation de la vie des moines. Elle se contente de la partie commerciale et des aspects de la production qui n’impactent pas la vie de la communauté.

De son côté, la communauté organise son travail de façon autonome. Les moines ne touchent pas de salaire, car ils ont fait vœu de pauvreté, mais ils reçoivent une rémunération appelée « valeur d’entretien » qui est reversée à la communauté et qui fait vivre le monastère comme dans une grande famille où l’on mettrait tout en commun.

Pensez-vous qu’il soit possible de voir en France l’avènement d’une société qui, par le travail, entretient son patrimoine national plutôt que de le détruire ou de l’oublier ?

Oui, je le crois et je le souhaite ! Il faudrait pour cela une prise de conscience collective. Je vois autour de moi beaucoup de gens qui ont soif d’enracinement, soif de revenir à des choses saines et simples, soif de se réapproprier leur patrimoine. Il faut les accompagner. Il faut multiplier les initiatives dans ce sens. Via Caritatis est l’une d’elles.

Photos : ©Via Caritatis

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